Rêves de cheminots…

En manoeuvre
En manoeuvre

Bourg en Bresse, en face du poste 2. Agent circulation ayant un moment de calme devant lui, je suis descendu du poste assister à une manoeuvre. Au faisceau impair, une rame de wagons porte auto vide se gare par refoulement. A côté de moi, le chef de manoeuvre est à la radio, donnant les ordres au conducteur: « Refoule… refoule… refoule… refoule… ».

Tout se passe bien jusqu’à ce que le dernier essieu du train ne quitte la voie et ne se plante dans le ballast, bien coincé entre les traverses. Ca vire très vite au bordel. Bien que le chef de manoeuvre donne l’ordre d’arrêter, le conducteur continue de refouler. Dans un fracas d’enfer de métal tordu et de ballast projeté, la rame se plie en accordéon, fauchant quelques poteaux caténaire et projetant du ballast de partout: l’apocalypse en gare.

Je fonce dans le poste essayer de contacter le conducteur qui semble ne plus entendre la radio de manoeuvre. Qu’est ce qu’il fout ?! N’entendant plus rien, il aurait du s’arrêter en urgence ! Va t’il bien ? Il faut le savoir vite et arrêter ce train rapidement ! Deux cents mètres derrière lui, il y a le heurtoir puis le quai rempli de voyageurs qui restent plantés là à regarder sans avoir l’idée d’évacuer. Pendant que j’appelle désespérément le conducteur, je sens un truc froid et humide dans mon cou. Une fuite d’eau. C’est bien le moment !

Ah, non, c’est la truffe du chien qui veut un câlin. Je suis bien au chaud dans mon lit et j’ai encore rêvé du boulot ! Ca m’arrive de temps à autre. Ce sont quasiment exclusivement des histoires de train qui déraillent, de signaux franchis fermés, de personnes ou de voitures bloquées sur les voies, bref, c’est pas calme tout ça !

Des fois, c’est carrément n’importe quoi. Pas plus tard que ce weekend, j’ai vu débarquer à Pont de Veyle, en provenance de la ligne TGV, une rame du tramway lyonnais qui a raboté le quai sur toute sa longueur avant de dérailler. Faut que j’arrêter d’aller photographier les tramways. Ca ne me réussit pas !

En en parlant avec des collègues, on réalise vite que je ne suis pas un cas isolé, loin de là. Une bonne occasion pour un article et, aussi, pour leur laisser la parole…

  • Deux feux rouges apparaissent comme sortis de nulle part…

« Les cauchemars, comme la plupart de mes collègues ont commencé dès mon école de conduite, en 95/96, à Venissieux. Ils tournent toujours autour d’une même trame…

Deux feux rouges apparaissent...
Deux feux rouges apparaissent…

Je conduis mon train, tout va bien, puis soudain, devant moi deux feux rouges apparaissent comme sortis de nulle part. Immédiatement les réflexes se mettent en place, enfoncer le BP-URG (bouton poussoir d’urgence du frein), baisser les pantos, prendre les mesures de protection utiles. Malheureusement, du BP-URG ne reste sur mon pupitre que le trou du bouton poussoir, le « champignon » a disparu, je suis impuissant. Je cherche à ouvrir le robinet d’urgence, situé de l’autre côté, mais je ne peux bouger de mon siège, comme paralysé. Pendant ce temps le train roule, franchi le signal d’arrêt, et j’imagine déjà la catastrophe imminente. Quoi je je fasse, la situation ne fait qu’empirer, impossible d’arrêter ce train qui dérive… Pendant ce temps, à côté de moi, en cabine, une personne est là, m’observe, presque bienveillante et anormalement calme au millieu de ce chaos… Rapidement, je m’imagine l’après, les conséquences, l’image de coupable qui me collera à la peau, celui qui est responsable de tous ces morts par son incompétence. Comment vivre avec cette culpabilité ? Impossible à mon sens…

Puis enfin, le réveil, agité… Où suis-je ? Chez moi ? Dans un foyer ? Un hôtel… ? Après quelques secondes, enfin, un « ouf » de soulagement… Ce n’était qu’un cauchemar, tout va bien, je suis au lit et il ne s’est rien passé… je peux me rendormir, enfin apaisé.

Ce récit, je pense que la plupart des gens qui ont la responsabilité de la vie des autres doivent le vivre ; avec des variantes propres à chacun ; tant celà fait partie de notre vie, de notre adn. Je suis cheminot 24/24, j’en suis fier, c’est ma vie et je l’aime. »

Par Christophe ( @ChrMazoyer sur Twitter )

  • Je revois encore le manipulateur de frein se tordre sous l’effet de ma main tétanisée…

« Fais de ta vie un rêve et de tes rêves une réalité disait Saint-Exupéry.

Je n’aurais jamais pensé que cette phrase ait autant de résonnance chez moi. J’ignore si l’on peut tirer une quelconque signification de nos rêves  – je laisse cette conclusion aux scientifiques – mais dès la formation de conducteur,  de nombreux formateurs nous avaient prévenu: «Si un jour,  vous rêvez que vous  bouffez  un  carré* sans pouvoir freiner, ne vous inquiétez pas, ça arrive à beaucoup de conducteurs… » . J’étais soudain un peu seul avec cette phrase sans savoir si cela tenait d’une plaisanterie ou d’une réelle anecdote comme il en existe tant dans le monde des cheminots.

Les mois et les années passèrent sans que je me surprenne à rêver pour autant d’une situation professionnelle improbable. Et puis, pour paraphraser Coluche, figurez-vous qu’un jour  (c’était la nuit d’ ailleurs),  je me retrouve en cabine,  les essais de frein terminés,  « techniquement prêt au départ » pour reprendre l’expression à consonance réglementaire de notre procédure. Durant les dernières minutes avant le départ, j’observe par la fenêtre les passagers qui prennent place à bord comme l’acteur observe le public derrière le rideau. Sorte de voyeurisme professionnel ou fierté de de faire un si beau métier.

Départ ! Je m’élance, lentement. Les différents voltmètres, manomètres, le bruit caractéristique du compresseur, l’odeur de la 22200…Tout semble si réel. Pas le moindre indice pour venir titiller mon inconscient.  La vitesse augmente en douceur « on ne trimballe pas des patates ! »  disait l’un de mes anciens chefs !  Les paysages se suivent au fil d’un rail qui me berce. Je me souviens d’un soleil éclatant, des champs de blé…

Un avertissement (ce signal jaune qui commande au conducteur d’être en mesure de s’arrêter avant le signal suivant) vient bouleverser la monotonie des dernières heures. J’agis alors sur le manipulateur de frein pour ralentir et arrêter mon train.

Stupeur ! Pas l’ombre d’une décélération. Je déclenche l’arrêt d’urgence comme le prescrit mon règlement… Rien, désespérément rien ! Tout va vite…beaucoup trop vite.  Je revois encore le manipulateur de frein se tordre sous l’effet de ma main tétanisée. Je n’ai pas le temps de me demander ce qui m’attend ou comment je vais finir, je n’ai qu’une obsession: arrêter cet obus de 465 tonnes, lancé à 160 km/h sur lequel je suis assis.

Quand tout cela va-t-il cesser ? Je n’en n’ai pas la moindre idée. Les minutes semblent des heures et je suis toujours spectateur d’une situation digne des pires films catastrophes.

Je déclenche les différents avis pour signaler la détresse dans laquelle je suis. Mais la radio « sol-train » reste désespérément silencieuse et ne me fait même pas le cadeau d’un crépitement rassurant.

J’essaye de me raccrocher au moindre élément rationnel. En vain. Je vois ces deux feux rouges se rapprocher inexorablement. Ils me fixent, ils me narguent.  Franchir « un carré », l’événement le plus grave dans la carrière d’un conducteur ! Ce signal « sacralisé » chez des générations et des générations de conducteurs. Le franchir sans être parvenu à s’arrêter rimait souvent avec un retrait de la conduite des trains.

Je passe le signal, les détonateurs retentissent, le KVB (contrôle de vitesse) s’affole. Mais rien n’arrête pour autant cette course folle.

Je parviens à m’arrêter enfin dans une gare dont j’ignorais l’existence. Je quitte ma machine pour retrouver le contrôleur et voir si personne n’est blessé. Personne… Les voitures sont désertes. Plus de valises, plus d’enfants qui jouent, plus de couples enlacés. Je remonte dans ma locomotive, l’air ahuri. Une sonnerie persistante retentit en cabine. Elle ne ressemble en rien aux sons que je connais habituellement. Il est 5 heures, je suis en nage. Mon réveil me sort de cette aventure inconsciente et me  rappelle que je dois me lever pour aller conduire un train…bien réel cette fois.

*comprendre franchir un feu rouge commandant l’arrêt absolu. » 

Par Voie Libre SNCF (@conducteur_PSE sur Twitter)

  • Le couloir infini, le tunnel sans fin, le souterrain qui tourne sur lui-même…

« Dormir et rêver que l’on est fatigué. Fatigué au point de scruter sa montre. Attendre chaque arrêt du train qui rapproche un peu plus de la fin de service. Croire que l’on a fermé les yeux un instant, appuyé contre la porte. A chaque réveil, des collègues différents.

Le tunnel sans fin...
Le tunnel sans fin…

Les gares se suivent, se ressemblent, mais pas dans le bon ordre, pas sur la même ligne.

Cligner des yeux et ne pas être dans le même train, ne pas être à la même place, ne pas être dans le train du tout mais assit dans une voiture de service, parfois entre les sièges à remonter la rame, parfois accoudé à la porte attendant une fermeture et le ronfleur qui ne se tait pas, parfois assis, parfois debout.

Se mouvoir en équilibre balloté par le train, sans heurter les accoudoirs, sans poser la main sur une tête ou une épaule, sans trébucher sur une bouteille. Entendre l’annonce des gares, une fois, deux fois, dix fois sans que le train enfin ne s’arrête. Rester immobile sur le quai, attendre le train, le voir flou au loin et être aveuglé par ses feux. Le voir passer deux mètres devant soi : une, deux, trois, quatre, dix, vingt voitures et il ne ralentit pas. Le quai réapparaît derrière lui et c’est encore une autre gare.

Des marches, des escaliers qui montent vers un souterrain et qui descendent sur une passerelle. L’escalator à l’arrêt, qui démarre une fois à mi-chemin dans le mauvais sens, complice de l’ascenseur qui monte et descend sans fin proposant un nouveau lieu à chaque étage. Le couloir infini, le tunnel sans fin, le souterrain qui tourne sur lui-même. Le son du train au-dessus qui résonne comme les basses d’un sound-system dans le lointain.

Réveillé par une main étrangère, un « attention monsieur, vous allez repartir dans l’autre sens là ». Un remerciement: il était 5h23 à Saint lazare. Encore 14 minutes de ligne 14 pour rêver, encore un peu de RER C pour somnoler, avant de sombrer dans un sommeil sans rêves pour la journée. »

Par Jean F. ( @SuGe_SNCF sur Twitter)