« Vous allez vous faire tuer ! – C’est ce que je veux ! »

Grand beau temps en cette fin Septembre. La porte du bureau est grande ouverte sur le quai. A cette heure, les TER du midi sont déjà passés. On est dans le grand moment de calme de l’après midi. Entre 13h30 et 16h, il n’y a que peu de trains à faire passer et presque personne au guichet. La journée de boulot ne s’annonce pas désagréable.Belle journée sur la voie

Un train est annoncé. Quatre minutes plus tard, la sonnerie du passage à niveau au bout du quai m’indique qu’il est temps de sortir effectuer la STEM.

Un coup d’œil sur la gauche, le signal au bout du quai indique bien la voie libre, un seul ID est allumé. Le train sera donc bien aiguillé dans la bonne direction. Le passage à niveau est bien fermé mais il y a un hic. Un hic de taille même ! Un piéton se tient là, debout, les bras croisés, entre la voie et les barrières déjà abaissées.

Poussée d’adrénaline phénoménale. J’attrape mon sifflet, souffle dedans comme un sourd puis fais de grands gestes à l’adresse du piéton inconscient. Après une hésitation, en traînant les pieds, celui-ci repasse derrière la barrière.

Je tourne la tête de l’autre côté et vois le TGV sortir de la courbe précédant la gare. A pleine vitesse, il passe devant moi puis sur le passage à niveau. Accident évité. Ouf !

Furieux de ce coup de trouille monumental que vient de m’offrir celui que je traite déjà de tous les noms d’oiseaux, je rentre dans le bureau pour rendre voie libre à la gare précédente. Mais comment peut on être aussi abruti pour rester planté là comme un con ! C’est que, moi, je le voyais déjà passer sous le train !

La voie libre est rendue, les signaux bien fermés, le prochain train dans une vingtaine de minutes. Je souffle. Enfin, je devrais mais je suis encore tout remonté contre « l’aut’ con ». Je ressors sur le quai et constate qu’il est revenu au même endroit, les bras croisés, pépère. Non mais il se fout de ma gueule celui là ! Il va m’entendre !

Je ferme la porte du bureau et je fonce au bout du quai, sur le passage à niveau, pour un cours de sécurité ferroviaire qui s’annonce fort peu diplomatique.

« Vous êtes malade de rester là. C’est pas un lieu de promenade ici ! Vous allez vous faire tuer ! »

Derrière ses lunettes légèrement fumées, un petit quarantenaire plante son regard droit dans le mien et lâche, sans un battement de cils et sans aucune émotion : »C’est ce que je veux. »

Là, ça se complique…

Con comme on peut l’être quand on a eu la trouille de sa vie et qu’on en est toujours tout énervé, une seule réponse me vient « Vous ne pouvez pas faire ça chez vous ! »

Dans le même calme absolu, la réponse tombe : »Y a pas ce qu’il faut chez moi. »

Deux fois scié par ses réponses et par son air pour le moins déterminé, je me calme un tout petit peu : » Vous êtes sûr que vous voulez vous faire écraser par un train ?

– Oui

– De toute façon, c’est foutu, les signaux sont fermés et plus rien ne passera tant que vous serez là.

– Tant pis, je reste là.

-Sûr ?

– Sûr ! »

Eh merde, ça se complique vraiment. La procédure à suivre est simple : arrêt des trains, appel aux forces de l’ordre, appel au dirigeant d’astreinte.

J’attrape mon téléphone dans ma poche et appelle la gendarmerie qui me dit envoyer immédiatement une équipe. Le prochain train va être coincé. Il faut alerter tout le monde. Je retourne au bureau.

La valse des téléphones commence. La gendarmerie, c’est fait. J’informe le régulateur de la situation. Je fais ensuite alerter le dirigeant d’astreinte. J’appelle enfin la gare précédente pour l’avertir que vais retenir le prochain TGV au signal d’entrée de la gare et qu’il ne doit pas s’étonner que je ne lui rende pas la voie rapidement.

Je ressors sur le quai, le piéton est toujours là, comme vissé au sol. Le téléphone sonne : le dirigeant d’astreinte qui me demande si j’ai besoin de sa présence. Ca ira, la gendarmerie est en route et les trains arrêtés. Parlant de gendarmerie, la voila déjà alors que le TGV arrive également à l’entrée de la gare.

Pendant que j’avise le conducteur de la situation, les deux gendarmes viennent à ma rencontre. Je leur indique le piéton, toujours indéboulonnable et leur précise qu’il m’a annoncé avoir des intentions suicidaires.

Rassurés de savoir les signaux fermés, les gendarmes partent à la rencontre de leur client de l’après midi. J’en profite pour contacter le conducteur du TGV. Il a déjà été mis au courant de la situation et prend son mal en patience.

Au bout du quai, ça parlemente. Au bout de cinq minutes, voila les gendarmes qui reviennent vers moi : »On le connait. Il n’habite pas loin. On va le ramener chez lui. » Effectivement, dans les minutes qui suivent, tout le monde part ensemble. Fin de l’incident et réouverture des signaux. Seulement une petite dizaine de minutes de retard pour le TGV. Encore quelques coups de fils pour annoncer à tout le monde que l’incident est clos et on passe à autre chose…

Et puis, en fait, on ne passe pas si facilement à autre chose. Si cet événement ne m’a ni empêché de dormir ni traumatisé, j’y ai tout de même repensé régulièrement.

L'accident de personne, on y pense tous un peu (Photo Jérémy Jännick - Wikimedia Commons - GFDL 1.2)
L’accident de personne, on y pense tous un peu (Photo Jérémy Jännick – Wikimedia Commons – GFDL 1.2)

La personne qui passe sous un train, on en a déjà plus ou moins parlé entre collègues et c’est tous notre hantise. On se passera tous avec grand plaisir d’une exposition de tripes à l’air mais, l’air de rien, je réalise que ce n’est pas passé si loin que ça. Drôle de sentiment.

Et puis il y a l’aspect humain de ce moment. Je revois ce contraste entre moi tout en énervement et cet homme qui n’exprimait aucune émotion en me disant souhaiter la mort. Il me revient son regard, planté dans le mien quand il m’affirmait qu’il voulait passer sous un train.

Qu’ai je fais sinon rester centré sur ma petite colère, mon petit train en retard, ma petite tranquillité troublée au lieu de m’occuper du seul vrai problème : un Homme était devant moi et voulait mourir. Il aurait fallu discuter un peu, lui proposer de venir avec moi, proposer un café, une boisson, bref, il aurait fallu arrêter le boulot, les procédures et faire un geste de fraternité.

Il m’a foutu la trouille ce con mais il m’a aussi fait un beau cadeau : il m’a chopé en flagrant délit d’égoïsme. Promis, je ne recommencerai plus et j’espère que lui non plus.